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Audience du 2 octobre 1972, en présence de monsieur le président René Pleven, garde des Sceaux, ministre de la Justice.
Discours de monsieur Maurice Aydalot, 1er président de la Cour de cassation
Monsieur Robert Girard
Qui n’a toujours présente devant ses yeux la silhouette de monsieur le conseiller Girard, qui n’entend encore sa voix, les propos aimables qu’il savait tenir à l’heure de la détente, son affabilité, même à l’égard de ceux qui le connaissaient moins...
Il était venu de province, simple étape sur la voie qui l’avait ramené des terres plus lointaines où s’étaient écoulée sa jeunesse, où il avait travaillé pour que la France redevienne libre et qu’elle soit respectée. Sa notoriétéétait déjà grande et nombreux les amis qu’il avait retrouvés ici comme les sympathies qu’il s’y était attirées.
A Robert Girard, l’Algérien, au conseiller Girard, à qui plusieurs années d’activité fructueuse étaient encore promises au sein de notre Cour, il devait tout juste être permis de saluer les premières heures de 1972 à peine les rumeurs du jour de l’An étaient-elles apaisées, à peine éteintes les lumières, que le 2 janvier 1972, à son domicile, il rendait le dernier souffle d’une vie qu’avait animée le constant besoin de l’action, mais dont le cours était, hélas, trop tôt brisé.
Son origine, son éducation comme ses dons naturels offraient de grands espoirs à ce fils d’un « propriétaire » - j’emprunte le terme à l’état civil - et d’une enseignante du Constantinois, néàHéliopolis, le 23 novembre 1905.
Ses parents étaient jeunes : son père, alors âgé de vingt-huit ans, devait devenir chef du service des Titres à la caisse foncière agricole d’Alger.
L’ambiance, sans nul doute aisée mais laborieuse aussi, dans laquelle il vécut sa jeunesse sur cette terre de lumière qui ne fructifie que dans l’effort, le goût de l’action, l’aptitude à la direction, le sens des responsabilités, tout cela fut de lui, comme de nature, complété par une solide formation classique à Alger, un brevet de langue arabe puis, à l’occasion des études de droit, par un certificat de législation algérienne et musulmane.
Deux fois distingué en deuxième et troisième année de licence au concours général de droit civil, puis docteur en droit (droit privé et droit romain) il joignait ainsi à ses multiples qualités naturelles une formation intellectuelle et juridique à la fois classique et moderne à la faveur de laquelle allait se développer le sens aigu des réalités humaines qui fut l’une des constantes de sa vie professionnelle.
Le service militaire, pendant lequel il a séjourné six mois en France, à l’école de Saint-Maixent, avant de se retrouver sous-lieutenant au 9ème Zouaves à Alger, lui donnera le sens de la discipline et du devoir en même temps que la pratique du commandement.
Bien doué, prompt à saisir et à décider, il avait toutes les aptitudes pour devenir un de ces cadres supérieurs qui ont fait le renom de l’administration française - j’entends par administration, tout ce qui touche à la chose publique. Si tel était l’appel de son destin, cet appel ne fut pas déçu. Il ne le fut pas davantage lorsque l’heure sonna pour le président Girard de poursuivre en France la mission de justice longtemps exercée sur la terre africaine.
Au retour du service militaire, Robert Girard s’inscrit au barreau et obtient d’être attaché au parquet d’Alger. Exempt de soucis matériels, il peut d’ores et déjà fonder un foyer. Peut-être une commune conception réaliste de la vie avait-elle attiré l’un vers l’autre, pour les unir, le grand garçon de vingt-trois ans et la jeune arverne, fille d’un propriétaire d’une petite localité de la Planèze du Cantal, dont le nom, alors presque inconnu, partage aujourd’hui la notoriété du premier citoyen de la République.
Il ne manquera pas de se rendre à Montboudif, chaque année, aux vacances, du moins jusqu’à la guerre pour y puiser en famille le renouveau de santé préparé par les cures de Vichy.
Un enfant apportera bientôt la joie dans ce foyer, dont le bien-être prendra toujours le pas sur les aspirations professionnelles que notre collègue s’efforcera de lui subordonner.
Dès le stage d’attaché, il s’est fait remarquer par la vivacité de son esprit, la clarté de sa rédaction et la fermeté de son caractère. Il lui reste, observe le jury, à acquérir la maîtrise complète de la parole.
Il ne tardera pas à la posséder, pleinement : quelques années plus tard, les présidents d’assises signaleront l’aisance de son comportement au cours des débats les plus difficiles.
Juge suppléant - il est nommé le 21 juillet 1931 - il se voit bientôt confier la charge d’un cabinet d’instruction à Tizi-Ouzou.
Rien d’étonnant à ce que, par tempérament et par goût pour l’action, il se sentît attiré par le parquet pour lequel ses chefs de cour estiment également qu’il possède une particulière aptitude.
Il devra toutefois, en 1936, pour réaliser son tableau d’avancement, accepter un poste du siège à Blida. Il y sera nommé, dix-huit mois plus tard, substitut, et il y reprendra, une fois démobilisé en août 1940, la place qu’il avait dû abandonner un an plus tôt pour revêtir l’uniforme.
Il s’y fait apprécier en des circonstances parfois extrêmement délicates, par sa puissance de travail, par sa vivacité, la rapidité et la sûreté de sa décision, par l’aisance et le sang-froid dont il fait preuve à l’audience, aux assises notamment, je l’ai dit tout à l’heure, par la clarté et la perspicacité de ses conclusions lorsqu’il intervient au civil.
En janvier 1941, il est promu et nomméà Constantine.
Avant même qu’ait sonné la quarantaine, Robert Girard était ainsi devenu un magistrat du parquet accompli, d’audience comme de service administratif, remarquablement servi par un ensemble de qualités naturelles et qu’attendait un très bel avenir.
Sa fermeté s’était affirmée dès son retour à la vie professionnelle, dans l’atmosphère angoissée qui pesait alors sur une Algérie sollicitée, travaillée de toutes parts.
Il fut de ceux qui ne pouvaient concevoir la défaite et moins encore l’abandon, pour qui perdre la face eût été le pire de tous les désastres.
Fervent partisan de la France libre, il ne se trouva pas irrémédiablement contraint, comme ceux qui étaient sous la botte en métropole, à l’action souterraine et à ses détours.
Connu comme tel et lié avec l’un des plus ardents, il était, dès juillet 1943, appelé aux fonctions de chef adjoint, pour devenir bientôt le chef du service des Affaires criminelles et des grâces au commissariat à la justice. Il y eut un rôle considérable, aussi bien dans les nombreuses décisions qu’appelait une situation quotidienne en pleine évolution que dans la préparation de mesures destinées à un avenir dont la perspective devenait chaque jour plus prochaine.
Une promotion fin 1943 au grade de conseiller à la Cour d’appel d’Alger, accompagnée d’un maintien en position de détachement, fut un premier témoignage de l’estime en laquelle il était tenu. Les éloges les plus flatteurs ne furent ménagés ni à sa personne, à son énergie, à son esprit de décision, ni à l’ampleur de l’œuvre dont il avait été l’un des animateurs les plus efficaces.
« Il est tout particulièrement désigné, écrit monsieur le directeur Bodard, pour que lui soit confié un poste correspondant à ses aptitudes et spécialement la direction d’un important parquet. »
Délégué en mars 1945 au tribunal de la Seine, il restera une année à Paris, commissaire du Gouvernement à la Cour de justice, où il fera fonction de substitut régleur. De très graves affaires de ces premiers temps de la Cour de justice passeront entre ses mains.
Mais tout le rappelle vers la terre algérienne, son origine, son foyer, sa femme et son enfant malades l’un et l’autre, qui n’avaient pu le suivre, peut-être aussi quelque sourde intuition...
Il y revient donc, préside une chambre civique du département d’Oran et finalement reprend sa place dans le rang, une place souvent itinérante, car l’occasion lui sera donnée de présider les assises, et ceux qui l’ont connu là-bas m’ont dit avec quelle autorité, dans une atmosphère parfois survoltée.
La formation juridique qu’il avait reçue - romaniste et diplômé de droit musulman - lui facilite l’adaptation aux affaires civiles et surtout foncières. Sa réussite au siège devait être aussi complète qu’au parquet, sa rédaction précise est bientôt parfaite en la forme et c’est au tour des chefs de la cour de signaler qu’il mérite « d’être particulièrement distingué » en vue d’une présidence.
Le 3 mars 1952, il reçoit celle du tribunal de Constantine, poste difficile à tenir, s’il en fut.
Deux ans plus tard, il accède à une présidence de chambre à la Cour d’appel d’Alger. Les qualités exceptionnelles de l’homme, du juriste et du magistrat le font rapidement classer « parmi les meilleurs ».
Ce serait faire preuve d’étroitesse d’esprit que de reprocher au président Girard d’avoir eu conscience de sa valeur et d’avoir souhaité qu’une première présidence lui permît de se réaliser pleinement.
Mais pour y accéder, alors que l’heure a déjà sonné de la tragédie qui va bouleverser sa terre natale, le moment est venu d’une grande décision... on conçoit mal, en effet, René Girard abandonnant sans déchirement ce pays où il avait vu le jour, où il s’était formé, où il avait lutté pour l’honneur et travaillé pour la justice.
Je ne sais quelles furent alors ses réactions profondes ; peut-être la première présidence qui lui fut confiée, en mars 1960, celle de la Cour de Limoges, proche du pays de sa seconde famille où il avait si souvent séjourné, lui apportait-elle une compensation sentimentale à laquelle se mêlait avec la satisfaction professionnelle, la perspective d’une activité correspondant à ses aspirations.
Cette confiance en l’avenir - il n’a pas cinquante-cinq ans -, prenant le pas sur les regrets d’un passé révolu - qui deviendra bientôt le thème favori d’un chanteur adulé, Africain comme lui -, il la possédera parce que, pour lui, la vie est faite d’action et non de repli sur soi-même.
Limoges est une terre rude où l’hiver se fait durement sentir. Préoccupé par la santé de son épouse, qui supporte plus difficilement le changement, il souhaiterait se rapprocher des rives de la Méditerranée, mais ce vœu ne pourra être comblé.
Peut-être aussi les horizons du vert Limousin sont-ils limités pour Girard l’Africain ; il en gagnera d’autres, plus lointains, et donnera une nouvelle fois sa mesure en Afrique, à la faveur d’un détachement au titre de la coopération en République centrafricaine, à Bangui.
Paris l’accueillera enfin. Le 2 octobre 1965, à cette même audience solennelle de rentrée, il fut installé en notre Cour et prit place en la troisième chambre.
Il avait à peine soixante ans ; la nécessaire adaptation effectuée, une longue et précieuse participation aux travaux de cette chambre lui était promise.
Le destin en a décidé autrement... Prématurément frappé, Robert Girard nous a quittés ; la terre de France a recueilli ce fils de ce qui avait été la France africaine.
Après la douloureuse émotion, devant le vide qu’il a laissé, inclinons-nous aux côtés des siens pour saluer la mémoire et pour méditer l’exemple de cette grande et belle figure d’un magistrat français qui jamais ne désespéra et qui servit avec son pays la fonction qu’il n’a cessé d’honorer.
Robert Girard était officier de la Légion d’honneur.